LE CHEVALIER AU CYGNE

La légende du chevalier au cygne nous est connue par plusieurs versions. La plus répandue raconte comment un jour, un chevalier inconnu est arrivé à Nimègue, sur les bords du Rhin, dans une barque tirée par un cygne. S'étant montré vaillant et courtois, il obtint d'épouser une femme de haute naissance. Il en eut des enfants et devint un seigneur riche et puissant. Mais un jour, le cygne et la barque réapparurent, et le chevalier repartit comme il était venu. Nul ne l'a jamais revu.
The Talbot Shrewsbury Book, Rouen, vers 1445. Londres, The British Library, MS Royal 15E VI, folio 273
L'ancêtre mythique des Bouillon
Au Moyen Âge, plusieurs lignées nobles revendiquent des ancêtres mythiques; Ainsi la famille de Godefroy de Bouillon (1058-1100) s'attribue pour fondateur un personnage entouré de mystère le chevalier au cygne.
La plus ancienne mention écrite de la légende du chevalier au cygne se trouve sous la plume d'un chroniqueur de la troisième croisade, Guy de Bazoche, qui cite le personnage comme ancêtre du roi Baudouin de Jérusalem, frère de Godefroy de Bouillon, dans une lettre écrite entre 1175 et 1180. Guy n'est pas l'inventeur du chevalier : il ne fait que noter, en passant, un récit qui circule déjà de manière orale.
À partir de ces données énigmatiques, les poètes de langue d'oïl vont broder à la fin du XIIe siècle un cycle de récits composé de trois chansons de geste : La Naissance du chevalier au cygne, Le Chevalier au cygne et la Fin d'Elias, qui résolvent certains des mystères entourant le personnage.
Chacun des poèmes formant cette « trilogie » présente plusieurs versions, avec parfois de considérables variantes entre elles, qui se rejoignent cependant dans les grandes lignes.
LA NAISSANCE DU CHEVALIER AU CYGNE
Le roi Lothaire (ou Oriant), souverain d'une contrée incertaine, rencontre dans la forêt une dame d'une merveilleuse beauté - le récit suggère implicitement qu'il s'agit d'une fée - du nom d'Elioxe, en tombe amoureux et décide de l'épouser malgré l'opposition de sa mère, la vieille Matrosilie (ou Matabrune, selon les versions). Elioxe lui prédit qu'elle aura sept enfants, mais qu'elle perdra probablement la vie en les mettant au monde.
La prédiction d'Elioxe s'accomplit en l'absence de Lothaire. Elioxe meurt en donnant le jour à des septuplés : une fille et six garçons. Détail étrange, tous sont nés en portant autour du cou un collier d'or et ressemblent à des cygnes.
La belle-mère d'Elioxe, la vieille Matrosilie ou Matabrune, profite de la situation pour confier les nouveau-nés à un homme de main, afin qu'il aille les abandonner dans la forêt. Elle escompte qu'ils seront dévorés par les bêtes sauvages. Mais les enfants sont découverts par un ermite, qui les élève dans les bois, à l'abri de leur grand-mère.
Des années plus tard, la méchante reine découvre la vérité. Elle envoie un de ses hommes dérober les colliers des enfants, mais il ne parvient à s'emparer que de ceux des garçons : ils se transforment alors en cygnes et s'envolent. Matrosilie remet les colliers à un orfèvre pour qu'il les fasse fondre et en forge un hanap mais, à la fonte du premier collier, l'or se met à foisonner de manière prodigieuse. L'artisan n'a pas besoin de faire fondre les cinq autres pour réaliser le hanap. Sans en aviser la reine, il les garde par-devers lui. La sœur des enfants-cygnes quitte l'ermitage sylvestre pour se diriger vers la cité de son père.
Elle retrouve ses frères, qui se sont installés dans un vivier sous les murs de la ville. La jeune fille parvient à rencontrer le roi qui, à la vue des cygnes, se sent troublé. La vérité finit par éclater : Lothaire reconnaît ses enfants, contraint sa mère à avouer ses méfaits et se fait restituer les colliers par l'orfèvre. Grâce à eux, cinq des cygnes retrouvent leur apparence humaine, mais le sixième, dont le collier a été détruit, doit rester un oiseau. Il s'envole et disparaît.
Adoubés par leur père et avides d'aventures, les fils de Lothaire voient venir à eux leur frère le cygne tirant une nef au moyen d'une chaîne d'or attachée à son cou. Sur l'ordre d'un ange, Elias, l'un des frères monte à bord de la nef, et le cygne l'entraîne au large.
S'enfonçant dans le delta du Rhin, l'oiseau conduit le chevalier jusqu'à Nimègue, où l'empereur Othon tient sa cour, et où son arrivée fait sensation. Elias arrive à point nommé pour soutenir le bon droit : Rénier, le félon duc de Saxe, s'est traîtreusement emparé du duché de Bouillon et veut épouser de force l'héritière, la belle Béatrice. Elle est venue demander l'aide d'Othon, son suzerain, qui hélas est trop faible pour tenir tête à Rénier. Elias s'offre à défendre la cause de la jeune fille. Il affronte Rénier en duel judiciaire et finit par le tuer au terme d'un terrible combat.
Pour prix de sa victoire, la mère de Béatrice lui offre la main de sa fille, qui s'est éprise de lui.
Elias prévient cependant Béatrice : si elle veut le garder, elle ne devra jamais le questionner sur son identité ni sur ses origines. La jeune fille en fait le serment. Après leurs noces, Elias reçoit en fief le duché de Bouillon.
Béatrice transgresse l'interdit et pose à son époux la question fatale.
Les années passent. Elias et Béatrice ont eu une fille, Ide, qui devient ravissante. Mais la duchesse commence à être tourmentée de ne rien savoir de son époux. Une nuit, elle transgresse l'interdit et lui pose la question fatale. Elle n'en retire que malheur : Elias lui annonce en pleurant qu'il doit la quitter, sans quoi, il mourra.
Le cygne paraît alors sur les eaux de la Meuse, tirant toujours la nef mystérieuse. Elias y monte, et son frère l'emporte.
Le chevalier au cygne laisse derrière lui une descendance promise à la grandeur. Ide sera la mère de Godefroy, Baudouin et Eustache de Bouillon, qui se rendront en Terre Sainte et conquerront Jérusalem.
La fin d'Elias
L'histoire pourrait s'arrêter là, mais cette fin mystérieuse avait quelque chose de frustrant : on a donc voulu donner suite au récit pour révéler ce qui advient d'Elias après sa disparition. Il s'agit cependant d'une suite d'aventures décousues, sans grand rapport avec ce qui formait le noyau originel de la légende.
Elias retourne au royaume de son père où il découvre le moyen de libérer son frère de sa forme de cygne par une cérémonie religieuse teintée de magie. Il succède ensuite à son père et devient roi, mais refuse de prendre femme, car il est déjà marié, et désigne l'un de ses frères pour hériter. Au terme d'une vie bien remplie, il se retire dans un monastère et finit pieusement ses jours, non sans recevoir, en ses derniers moments, une forme de prescience qui lui permet de prédire sa mort prochaine et l'avenir de son lignage.
(Entre Médiéval et Renaissance)