LA PLUME DE JACQUES DESMET
Jacques DESMET, Homo sapiens, avec une traduction française de Dany HENKINET, Société de langue et de littérature wallonnes, coll. « Littérature dialectale d’aujourd’hui » n° 48, 2025, 66 p., 14 €, ISBN : 978-2-930505-43-5
Jacques Desmet est une silhouette bien connue des « tauveléyes » (tables de conversation) et des cabarets wallons. Rédacteur en chef de la revue Nwêr Boton, il est aujourd’hui l’un des principaux promoteurs du wallon brabançon. Cependant, d’aucuns ne le connaissent peut-être pas comme auteur ; il pratique en effet la littérature en « circuit court », et ses œuvres n’ont été jusqu’ici diffusées qu’en microédition.
Il rompt cette année ses habitudes et confie pour la première fois un recueil à la fameuse collection « Littérature dialectale d’aujourd’hui » de la Société de langue et de littérature wallonnes, dont il est depuis 2011 l’un des quarante membres titulaires. Homo sapiens est un panorama de vie, en vers libres, avec ses séquences et ses ruptures. Si un bout du fil se rattrape à l’enfance et que l’autre explore le dernier souffle, les tangentes ne manquent pas dans l’entre-deux ; et qui saurait dire si plusieurs fils ne seraient pas noués l’un à l’autre, dans l’épaisseur de l’écheveau ? D’autres voix se mêlent en effet à celle du poète : voix de vagabonds qui exhortent à la générosité, voix d’âmes en peine que conduit la Mort personnifiée… Cette dernière est une figure discrète mais importante du livre — c’est la grande égalisatrice, à laquelle aucun homo sapiens n’échappe.
N’avot cénq chames dins l’ bègnon,
On pindë, on-aksëdinté,
On gros mènîr, on makëgnon,
Mins on n’ s’a waîre anté.
[Il y avait cinq âmes dans le fourgon, / Un pendu, un accidenté, / Un gros riche, un maquignon, / Mais on ne s’est guère parlé.]
L’œuvre ne nait pas d’un vide. On repère, notamment, une strophe qui transpose un poème bien connu de Jean Guillaume (« Mi », dans Aurzîye) :
Qu’èst ç’ quë dj’è pou së dj’a d’ l’aurzîye à mès solés
Së mès crèvaudes conëchenèt todë l’ pwèd d’on yé
Ë m’ tchaît sovint dë më d’vë d’mander : « Quî ç’ quë dj’ so ? »
Më walon a stî clawé dins m’ keûr au pëcot !
[Qu’y puis-je si l’argile colle à mes chaussures / Si mes crevasses aux mains connaissent le poids de l’outil / Il m’arrive souvent de me demander : « Qui suis-je ? » / Mon vieux wallon au fond du cœur, poinçonné !]
L’on ne peut toutefois rattacher exactement Jacques Desmet à l’école moderne namuroise, dont Guillaume est le chef de file. Dans ses vers, nulle trace de l’intellectualisme qui caractérise nombre des suiveurs du poète de Fosses-la-Ville. Lui privilégie les idées simples, les rimes simples. Et ce faisant, il prend à cœur de mettre en valeur les sonorités de son parler natal, en particulier le [œ] caractéristique du wallon brabançon, qui est noté « ë ».
Ë faît qwèy dins m’ cujëne,
Më tâye dë pwin sint bon l’ farëne,
Dj’a stindë dè bûre dëssës m’ tartëne,
Ët dè l’ makéye aus prënes…
[Il fait tranquille dans ma cuisine, / Ma tranche de pain sent bon la farine, / J’ai mis du beurre sur ma tartine, / De la maquée avec des prunes…]
Sa poésie explore les bonheurs du quotidien et un lien avec la nature qui confine parfois à l’animisme.
Saquants poyes au pouli,
L’ cocorico dè l’ pëkète dè djoû,
One rëmouye bén vète,
Èt dès fleûrs pat’tavau.
[Quelques poules au poulailler, / Cocorico au point du jour / Un pré tout vert, / Des fleurs, encore des fleurs !]
Dj’èsto l’ soûrdant
Quë potche fou d’ têre,
On mërwè po l’ solia,
One aîwe po l’ molén
[Je suis la source / Qui sort de terre, / Un miroir pour le soleil, / L’eau pour le moulin.]
Cependant, le pessimisme rôde. Le pays de Cocagne est un luxe que ne peuvent s’offrir les auteurs en prise avec leur temps, comme l’est Jacques Desmet.
Dins lë stwèlî,
Dès bèdots courenèt d’zo l’ solia,
On p’tët vint sofèle dëssë l’ floy,
Rayanair passe èt rapasse,
Ël èst trop wôt,
On n’ l’ètind ni.
Èt lauvau,
Lon,
Bén lon,
Fwârt lon,
Trop lon,
Lë song contënouwe à brotchî !
[Dans le ciel / Des moutons de nuages défilent sous le soleil, / Une petite brise souffle sur l’étang, / Ryanair passe et repasse, / Il est trop haut, / On ne l’entend pas. / Et là-bas, / Loin, / Bien loin, / Fort loin, / Trop loin, / Le sang continue de couler !]
Dans cette litanie d’une vie, Jacques Desmet égraine les petits bonheurs comme on compte des bénédictions, toujours avec reconnaissance. Et s’il conduit sa plume sans recherche de grands effets, on n’oserait le dire insouciant ; du fond de sa pensée, des accents de dérision surgissent par boutades. C’est d’abord ce bon sens populaire, courant dans les moralités wallonnes : « Qu’on rîye ou qu’on d’gote / On n’èst jamaîs qu’one faflote » [« Qu’on soit de rire ou de chagrin / On n’est qu’un tout petit rien »], « të tchèsses aus liârds, / Quë t’ sièvront po quand t’ sèrès mwârt ? » [« ta chasse à l’or / Qui te servira, quand tu seras mort ? »] Mais parfois, d’un vers sur l’autre, on passe un cran plus loin ; le ton vire au sardonique, un imaginaire lugubre prend le dessus. Alors, ce sont des strophes au rictus de tête de mort, des couplets dignes de la danse macabre du Moyen Âge. Les meilleurs morceaux, selon nous.
Vos deûs mwins djondoûwes
Crwèj’léyes së vosse vinte,
Po catchî vos mintes.
Pwis : l’aurzîye tote croûwe !
[Vos deux mains jointes / Croisées sur votre ventre / Pour cacher vos mensonges. / Puis : l’argile toute crue !]
(Signé Julien Noël)